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La polémique Griveaux, ou comment la classe politique a compris qu’elle était allée trop loin

Dernière mise à jour : 9 mars 2020

Mercredi dernier nous apprenions avec étonnement le retrait de Benjamin Griveaux de la course à la mairie de Paris à moins d’un mois du scrutin. Pour la première fois dans l’histoire de la politique française, cet abandon est lié à la publication d’images sexuelles à caractère privé. Mieux encore, Griveaux n’est nullement mis en cause sur le plan pénal, il s’agit de la victime de la publication de ces vidéos. Dans ce cas comment expliquer ce forfait ? Dans son discours annonçant sa démission de la liste « Paris ensemble » soutenue par la majorité présidentielle, le candidat déchu annonce « je ne souhaite pas nous exposer davantage, ma famille et moi, quand tous les coups sont désormais permis. » Cette réflexion est intéressante dans la mesure où elle résume bien l’état d’esprit général. Depuis l’éclatement de la polémique, une expression se dégage pour décrire l’évolution que cela traduit dans la vie politique française : l’américanisation.


Revenons tout d’abord sur les faits. Le 23 novembre dernier, l’artiste russe Piotr Pavlenski ouvre au Canada un site internet sans mentions légales intitulé « Pornopolitique » ciblant « fonctionnaires et représentants politiques. » Ce site, désormais fermé, avait pour objectif de dénoncer l’hypocrisie de certaines femmes et de certains hommes d’Etat selon son fondateur. Dans une interview, Pavlenski affirme que Benjamin Griveaux « a été l’unique candidat qui a utilisé sa famille pour son image politique. » En se voulant le représentant des familles parisiennes, le marcheur aurait pris la sienne en exemple afin de prouver ses bonnes intentions. Or, pour Pavlenski, cela est de l’hypocrisie à l’état pur dans la mesure où celui-ci trompe sa femme, ce qu’il a démontré avec la publication de deux vidéos à caractère sexuel sur son site internet. Habitué des actions chocs, l’artiste russe s’était notamment cousu la bouche en Russie pour défendre la liberté d’expression en 2002. En France, il avait écopé de trois ans de prison dont deux avec sursis pour avoir incendié la façade d’une agence de la Banque de France en 2017. Cette nouvelle action l’expose à deux ans de prison et à 60 000 € d’amende pour atteinte à la dignité sexuelle.


En effet, Benjamin Griveaux n’est nullement mis en cause sur le plan légal. Ces vidéos ont été tournées dans le cadre privé entre deux adultes indéniablement consentants. Seule la publication de ces vidéos est pénalement condamnable, tout comme leur relayage. Ainsi, l’ex-député LREM et désormais candidat à la présidentielle Joachim Son-Forget s’expose à la même sanction que Pavlenski pour avoir relayé le lien du site internet en question sur son compte twitter. C’est d’ailleurs ce tweet qui a popularisé le site en question.


La question de la responsabilité individuelle de ces individus est du ressort de la justice. Toutefois, reste la question de la responsabilité collective, laquelle appartient à tous les citoyens démocrates de notre pays. Sur le plateau de l’émission « C à vous » sur France 5, l’avocat du désormais ex-candidat à la mairie de Paris, Richard Malka, formule la question suivante : « Qu’est-ce qu’on a de plus précieux que sa vie privée ? ». Cette question est fondamentale dans l’affaire. Tous les anciens adversaires et alliés de Benjamin Griveaux ont dénoncé la publication des vidéos, ainsi que les attaques personnelles qu’a subi le marcheur. Cédric Villiani, le candidat dissident LREM, a même affirmé qu’il s’agissait « [d’]une menace grave pour notre démocratie. »


Pourtant, le phénomène d’américanisation de la vie politique en France n’est pas nouveau. Par-là, on entend un mélange médiatique entre la vie privée et la vie publique des femmes et des hommes publiques. En réalité, ce phénomène existe depuis toujours. Il suffit de remonter à l’Ancien Régime pour se rappeler de la personnification du pouvoir à travers la famille royale et la grande noblesse. Cela était également reproduit au niveau local avec la petite seigneurie. Toutefois, la médiatisation de la vie privée restait soumise à un contrôle strict du pouvoir. Sous la Révolution naît le concept de liberté d’expression. C’est à ce moment là que vont se mettre en place une série d’outils juridiques afin de lutter contre les injures publiques et les actes de diffamation. Ainsi, dans la Constitution de 1791, il est écrit « les calomnies et injures contre quelques personnes que ce soit relatives aux actions de leur vie privée, seront punies sur leur poursuite ». Des articles de loi viendront compléter cette règle constitutionnelle, bien que le terme « vie privée » n’ait jamais été vraiment bien défini par les législateurs. Ainsi, tout au long du XIXe et du XXe siècles, les personnalités publiques vont continuer d’être attaquées sur leur vie privée à travers des insinuations à peine camouflées. D’un autre côté, il y a également l’usage que font les personnalités politiques de l’époque de leur vie privée. Il s’agit d’avoir un mode de vie exemplaire, de pouvoir mettre en avant ses origines sociales, le parcours de ses enfants, l’exemplarité de ses relations maritales et la fière exposition de son conjoint dans la sphère publique…


Dans ce cas qu’elle est la différence entre la vie politique américaine et française ? Il s’agit surement d’une question d’organisation. Les deux grands partis politiques américains ont les mêmes modes de fonctionnement que des multinationales. « L’espionnage industriel » est un moyen comme un autre de s’imposer face à son concurrent, le scandale d’adultère est l’équivalent au scandale sanitaire dans le milieu entrepreneurial. La vie personnelle de chaque candidate et de chaque candidat est décortiquée par les équipes de campagnes de leurs concurrents, à la recherche d’un élément exploitable pour leur faire perdre toute crédibilité. En France, nous n’avons jamais atteint ce mode de fonctionnement ritualisé, du moins pas encore.


Au début de l’histoire républicaine, les femmes et les hommes d’Etat ont mis un point d’honneur à se donner une image inaccessible, au-dessus des masses. Des secrets privés lourds pouvaient être préservés. Ainsi, la deuxième vie de famille de François Mitterrand a été dissimulée au grand public jusqu’à la toute fin de la vie du Président de la République. Ce n’est qu’en novembre 1994 que Paris March publiera pour la toute première fois une photo du Président et de sa fille cachée, Mazarine Pingeot. Marc Brincourt, le rédacteur en chef photo du magazine, a depuis indiqué que dans le milieu de la presse, tout le monde était au courant de la double vie de François Mitterrand. Malgré cela, il a fallu attendre que François Mitterrand autorise la publication de ces images, moins de six mois avant sa mort, pour que tous les citoyens soient au courant de cette histoire.


La révolution numérique des années 2000 changent considérablement la norme. Désormais, les femmes et les hommes politiques sont moins protégés par leur statut. L’apparition de l’internet permet d’effacer la traçabilité des sources. Il devient plus aisé de partager des informations sous le couvert de l’anonymat sans être inquiété des éventuelles retombées.


Mais l’apparition du numérique est-elle la véritable raison du décloisonnement entre vie privée et vie publique ? Si l’on prend l’exemple des relations amoureuses de Nicolas Sarkozy, on se rend compte que ce n’est pas nécessairement le cas. En effet, alors qu’il vient d’accéder à la magistrature suprême, Nicolas Sarkozy et son épouse Cécilia se lancent dans une procédure de divorce. Si dans un premier temps la presse française fait silence de cette affaire, elle va vite être mise au premier plan médiatique. C’est Nicolas Sarkozy et son épouse qui contribueront à mettre en avant leurs relations intimes, et leurs rencontres avec de nouvelles personnalités. L’ex-Première dame se mariera avec le publicitaire Richard Attias en 2008, tandis que Nicolas Sarkozy se mariera avec la chanteuse Carla Bruni la même année dans la discrétion du Palais de l’Elysée. La presse people fera des choux gras de cette histoire, et les individus impliqués s’en serviront dans leur communication. Pas plus tard qu’en 2019 dans son ouvrage intitulé Passions, l’ancien Président de la République reviendra sur ces relations avec son ex-femme et sa nouvelle épouse.


A travers cet exemple, il est important de voir à quel point le monde politique instrumentalise la vie privée des individus à des fins publiques. A l’inverse, des attaques sur le plan pénal comme l’affaire Fillon en 2017 sont reléguées par les accusés comme des attaques personnelles relevant de la vie privée. La principale défense de l’ancien candidat Les Républicains à l’élection présidentielle a été d’affirmer qu’il s’agissait d’accusations privées contre son épouse et sa famille, alors qu’il s’agissait bien d’un délit pour détournements de fonds publics, abus de biens sociaux et recels de ces délits.


Encore aujourd’hui, la frontière entre vie privée et vie publique est poreuse. Si ce problème concerne tout type de personnalités de premier plan, il faut reconnaître qu’il est exacerbé dans le cas des femmes et des hommes politiques car elles et ils sont soumis à une compétition féroce pour l’accès au pouvoir. De là à dire que « tout les coups sont désormais permis » comme l’affirme Benjamin Griveaux, il y a un fossé non négligeable. Si la classe politique a unanimement condamné la publication des vidéos compromettantes concernant l’ancien candidat à la mairie de Paris, c’est qu’elles les mettent tous en péril. Ainsi, on peut supposer qu’à travers cette phrase, Benjamin Griveaux ne s’adressait pas à ces pairs du monde politique, mais plutôt à leurs détracteurs. En revanche, affirmer que les actions de Pavlenski sont un danger pour la démocratie comme l’affirme Cédric Villiani, c’est prendre le problème dans le mauvais sens. Nous l’avons vu, ce sont les femmes et les hommes politiques eux-mêmes qui ont désormais tendance à instrumentaliser leur vie privée à des fins publiques, et non leurs détracteurs. Ainsi, il semble légitime pour ces derniers de contre attaquer sur ce terrain également. Depuis la mandature de Nicolas Sarkozy, un glissement semble s’être opéré entre l’image du politique inaccessible qui était valorisée, à celle du politique « normal » ; une sorte de citoyen lambda. Lors de la campagne présidentielle de 2012, François Hollande s’est servi de cette image de « candidat ordinaire ». Ce leitmotiv, il le réutilisera une fois à l’Elysée, c’est le « président normal ». Cette stratégie possède l’atout de rapprocher le politique de l’électeur, mais elle a eu pour effet secondaire de décloisonner cette sacralité de la vie privée qui était protégée par les partenaires et opposants politiques d’une part, et par les acteurs médiatiques de l’autre. Ainsi, c’est avant tout la responsabilité des femmes et des hommes politiques qui est à pointer du doigt, car ce sont eux qui les premiers, ont instrumentalisé leur vie privée. Le vrai danger pour la démocratie c’est lorsqu’on associe ou que l’on écarte une candidate ou un candidat à une fonction publique par rapport à son parcours intime. On transforme les citoyens en garant de la moralité, et non plus en juges du bien commun.


L’accumulation de tous ces facteurs explique en partie pourquoi de telles vidéos peuvent être aujourd’hui publiées en France et causer le retrait d’un candidat investi légitimement, qui n’a rien à se reprocher d’un point de vue légal. « Personne au fond, ne devrait jamais subir une telle violence » affirme Benjamin Griveaux. La stratégie de la personnification de la vie politique vient pour la toute première fois de se retourner contre la classe politique, et ce avec une violence inouïe. La question reste de savoir si cet évènement demeurera un épiphénomène, ou si la publication de scandale à caractère privé au cours d’élections deviendra la norme, comme c’est déjà le cas outre-Atlantique.


Simon Turlan—Sestier

 

Pour aller plus loin : Jean-Louis Halpérin « Diffamation, vie publique et vie privée en France de 1789 à 1944 » Droit et culture, 65, pages 145-163 (2013).

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