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Merci, M. Scorsese

  • sortiedececours
  • 30 nov. 2019
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 9 févr. 2020

The Irishman, Martin Scorsese (27 novembre 2019)

Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci. Martin Scorsese. Trois heures trente. Du jamais vu au cinéma, disponible dès aujourd’hui sur vos petits écrans. Nous reviendrons sur ce paradoxe, mais la sortie de The Irishman de Martin Scorsese sur la plateforme SVOD (*1)Netflix soulève de nombreuses questions. Parmi elles : « qu’est-ce que le cinéma ? », rien que cela. Depuis que Netflix produit des grands noms du cinéma contemporain (Bong Joon-ho, Alfonso Cuarón, les frères Coen, et maintenant Martin Scorsese) et que, dans le même temps, le format de franchise inonde l’industrie de divertissement américaine, les frontières entre films, téléfilms et séries semblent de moins en moins solides. Une chose est cependant certaine : The Irishman représente le cinéma dans son meilleur. Attention, critique avec spoilers.

Une réussite formelle

The Irishman, c’est avant tout un rêve de cinéphile. Son réalisateur, Martin Scorsese, parait en effet intouchable. Cinéaste central du Nouvel Hollywood (*2), il s’impose progressivement comme une figure essentielle du cinéma américain, dirigeant entre autres Mean Streets (1973), Taxi Driver (1976) et Raging Bull (1980). Sa carrière ne se résume cependant pas à cette période si particulière puisqu’on le retrouve au sommet de son art dans Les Affranchis en 1990, puis dans Casino en 1995. Plus récemment, le réalisateur italo-américain s’est de nouveau démarqué avec des films acclamés tels que Les Infiltrés (2006), Shutter Island (2010) ou bien Le Loup de Wall Street (2013). C’est ainsi plus de cinquante ans de réalisation et vingt-cinq longs métrages (sans parler des documentaires) qui marquent la carrière vertigineuse du cinéaste le plus rock’n’roll de sa génération.

Rejoint par Robert De Niro, Al Pacino et Joe Pesci, trois des acteurs les plus iconiques du Hollywood moderne, Martin Scorsese sort donc, à soixante-seize ans, une véritable fresque de trois heures trente. Celle-ci revient sur le rôle de Frank Sheeran, gangster américain, dans l’assassinat du leader syndicaliste Jimmy Hoffa en 1975. Une fois n’est pas coutume, Scorsese s’inspire ici de faits réels, et nous plonge dans la vie mafieuse du XXe siècle, pour un film qui n’est pas sans rappeler Les Affranchis. Passons rapidement sur l’évidence : c’est une réussite. La réalisation est inspirée, le scénario maîtrisé, les dialogues sonnent juste. Scorsese est dans son élément, et prouve de nouveau qu’il est capable de mettre en scène des scénarios (ici signé Steven Zaillian (*3)) longs et de vaste ampleur, s’écoulant sur plusieurs décennies. Il enchaîne ainsi les scènes mémorables et rend limpide, à condition d’une bonne implication du spectateur, la complexité de l’intrigue. Pour cela, il n’hésite pas à utiliser la traditionnelle voix-off qui, malgré son omniprésence, semble toujours à sa place. Mais Scorsese ne se prive pas pour autant de mettre en avant la forme de son film. S’il fallait garder un plan qui prouve la virtuosité de sa réalisation, nous pourrions évoquer la scène du meurtre chez le coiffeur. En apparence, on est là dans une scène anecdotique, voire superflue. Elle est d’ailleurs expédiée rapidement et résumée en voix-off. Pourtant, en un plan, la caméra entre dans le salon de coiffure, présente la future victime, traverse le salon pour rejoindre une galerie marchande, intercepte les tueurs, fait marche arrière pour les accompagner dans leur direction (c’est-à-dire le salon), mais s’arrête sur la façade d’un fleuriste, laissant le meurtre se dérouler hors-champ. Un travail précis, fin, et subtil.

The Irishman n’est cependant pas exempt de défauts. Si le film est indéniablement une réussite, il faut constater qu’il ne remplit que partiellement son défi technologique : le rajeunissement numérique d’acteurs. On savait la technique sensible, et c’était l’appréhension majeure qu’on pouvait avoir sur le film. Si les technologies sont en progrès constants, elles ne parviennent pas à convaincre parfaitement, même lorsque c’est Scorsese qui réalise. Le problème vient en fait principalement des postures et des mouvements des personnages. Comment croire en un De Niro plus jeune lorsque ses déplacements proviennent très clairement d’un septuagénaire ? Ce sont ces constats qui viennent régulièrement titiller notre suspension consentie d’incrédulité (*4). Cela étant dit, cette remarque tient plus d’une déception technique que d’un véritable reproche adressé au réalisateur, et le résultat ne sort pas totalement le spectateur du film.

La fin d’une époque

Dans le paragraphe précédent, nous avons comparé The Irishman à un autre film de Scorsese : Les Affranchis, sorti en 1990 et considéré comme un des aboutissements du cinéaste. S’il est vrai que les deux films présentent de nombreux points communs, mettre en relief leurs différences permet de nous offrir quelques éléments d’analyse. Prenons le rythme effréné et en constante accélération dans Les Affranchis, il s’avère bien plus lent dans The Irishman. Il en va de même pour la musique. On connait l’amour de Scorsese pour le blues et le rock’n’roll (comment oublier cette entrée mémorable de Robert de Niro au rythme de Jumpin’ Jack Flash des Rolling Stones dans Mean Streets ?), mais ici, elle est le plus souvent en retrait, discrète, et ne vole que très rarement la vedette à l’image. Cet assagissement semble cohérent au vu de son précédent film : Silence, et de son rythme très lent, presque contemplatif. Mais plus qu’un assagissement, The Irishman s’interroge, met en perspective la filmographie et l’héritage de son réalisateur. Pour prouver cela, il convient de s’intéresser à la fin du film. Dans Les Affranchis, Henry Hill est arrêté par la police, dénonce ses compagnons, profite du programme de protection des témoins et se résout à la vie morne et banale qu’il avait toujours méprisée. Schéma classique du Rise and Fall (*5), le film présente une morale aussi habituelle qu’efficace. Dans The Irishman, Franck Sheeran n’est jamais réellement puni pour son meurtre. Certes, lui et ses compagnons sont tous arrêtés pour des motifs souvent secondaires, mais ils refusent de parler de l’affaire. En fait, la fin du film est bien pire. On assiste, durant une séquence finale qui s’étire en longueur, à la vieillesse du personnage, à la mort successive de ses amis, et même plus globalement à un oubli généralisé des évènements auxquels on a assisté (une jeune infirmière avoue ne pas savoir qui était Jimmy Hoffa, pourtant extrêmement populaire à son époque).

Une fin très pesante pour le spectateur, d’autant plus que ce n’est pas la première fois cette année qu’on se trouve devant un film testamentaire (on pense ici à La Mule de Clint Eastwood et au merveilleux Douleur et Gloire de Pedro Almodovar). Nous n’irons pas jusqu’à qualifier l’œuvre de chant du cygne, d’autant plus que Martin Scorsese n’a pas dit son dernier mot de cinéaste (*6), mais force est de constater que le réalisateur semble marquer ici la fin d’une époque. La fin d’une époque, d’abord car Martin Scorsese arrive en fin de carrière. La fin d’une époque ensuite, car regrouper Al Pacino, Robert de Niro (qui commençait sérieusement à s’enfoncer dans des comédies moyennes) et Joe Pesci (pratiquement à la retraite), c’est offrir à ces trois acteurs légendaires l’occasion de briller ensemble pour la première et la dernière fois. La fin d’une époque, enfin, car The Irishman est sans doute l’un des derniers représentants de ces grandes fresques qui narrent des histoires de bandits, de mafieux, et du crime américain. De la figure romantique du Parrain de Coppola à l’immense Il Était Une fois en Amérique de Sergio Leone en passant par les œuvres « cocaïnées » de Brian De Palma, le film de gangsters avait connu, à partir des années 1970, une véritable résurrection. Intimement lié à la naissance du Nouvel Hollywood, le genre avait su trouver une voie pérenne aux Etats-Unis jusqu’à la fin des années 1990, nous offrant des fresques aussi folles qu’ambitieuses. Symboliquement, Scorsese est catégorique : le temps a passé, les gangsters sont morts, leur héritage parfois même oublié.

Netflix et financement : que retenir de la production de The Irishman ?

Si nous retenons cette interprétation pessimiste du film, c’est qu’elle résonne plutôt bien avec son contexte de production. En parlant des défauts du film, nous aurions pu en ajouter un : sa durée. C’est un reproche assez cruel, voire injuste, car lors d’une projection en salle, les quelques trois heures trente du film ne paraissent pas particulièrement longues. Mais il faut se rendre à l’évidence : sur petit écran, c’est trop. Comment attendre du spectateur qu’il fasse preuve d’attention face à une intrigue si longue, si dense, alors que les conditions de visionnage ne sont pas optimales ? D’ailleurs, Martin Scorsese l’a dit lui-même, lors de l’avant-première à laquelle nous étions : ce film, c’est d’abord pour le grand écran qu’il a été conçu (*7). Pourtant The Irishman sort sur Netflix, et non en salle. Comme annoncé en introduction, Martin Scorsese n’est pas le premier réalisateur à être financé par le géant du service de streaming américain. L’année dernière, La Balade de Buster Scruggs des frères Coen sortait sur la plateforme, et le Roma de Cuarón gagnait de nombreuses distinctions, y compris les Oscars de la meilleure photographie, du meilleur film en langue étrangère et même du meilleur réalisateur. Il ne fait plus aucun doute, excepté chez quelques rigoristes du septième art, que Netflix produit du cinéma, et non des téléfilms. Seulement, la salle de cinéma demeure la meilleure façon de découvrir un film, car la plus immersive.

La question qui vient donc naturellement est la suivante : pourquoi un réalisateur tel que Martin Scorsese, qui défend le cinéma au point d’avoir des sorties polémiques sur les productions Marvel qu’il juge trop formatées (*8), a-t-il fait produire son film par Netflix ? En fait, c’est justement parce qu’il aime le cinéma. Sans Netflix, pas de The Irishman, c’est aussi simple que cela. L’ambition du projet, le casting impressionnant, et les besoins d’effets numériques importants ont eu raison des gros studios américains. Aucun n’a accepté de produire le film, et Scorsese a dû passer par Netflix pour s’assurer un contrôle total sur sa création. Ce constat alarmant est d’autant plus ironique qu’il concerne un film résumant et interrogeant l’héritage d’un cinéma ambitieux, qui mêle superproduction et film d’auteur. Sans tomber dans une forme de nostalgie malvenue, et en se rappelant qu’il a toujours été compliqué de produire un film de cette ampleur, il convient de constater l’étrangeté de la situation, qui risque rapidement de mener à une impasse. Impasse pour le spectateur, mais aussi pour l’industrie cinématographique américaine, qui, si elle se plaint de la concurrence de plus en plus féroce des plateformes de streaming, ne semble pas pressée de changer la donne. Par analogie, on pense facilement à la crise que traversa le cinéma des années 1960, en forte concurrence avec la télévision. De là à annoncer l’arrivée prochaine d’un nouveau Nouvel Hollywood, il n’y a qu’un pas…

Baptiste

 

1. Vidéo à la demande par abonnement.

2. Période américaine des années 1970 qui bouleverse les règles de production et place le réalisateur au sommet des décisions de son film. Je recommande l’excellent livre Le Nouvel Hollywood de Peter Biskind.

3. On retrouve Steven Zaillian aux scénarii notamment de La Liste de Schindler de Steven Spielberg et du Mission Impossible de Brian de Palma, deux amis de Martin Scorsese.

4. Concept théorisé par l’écrivain et critique anglais Samuel Taylor Coleridge. Il décrit l’accord tacite passé entre le lecteur/spectateur et une œuvre. Ce premier acceptera les règles, même surnaturelles, d’un univers fictif tant que celles-ci restent cohérentes tout au long de l’œuvre. Ici, on accepte de voir les personnages plus jeunes durant les flash-backs, mais les imperfections des techniques de rajeunissement viennent régulièrement remettre ce postulat en question, créant un décalage inconfortable pour le spectateur.

5. Schéma très utilisé dans le cinéma américain et compatible avec le film de gangsters dans lequel un personnage monte en puissance (dans sa hiérarchie, de par sa position sociale…), et dont l’immoralité de l’ascension sera punie par sa chute en deuxième partie de film.

6 Deux projets au moins sont annoncé, dont le prochain, Killers of the Flower Moon, devrait réunir ses deux acteurs fétiches : Robert de Niro et Leonardo DiCaprio. Anecdote : DiCaprio y interprétera le patron du FBI John Edgar Hoover, personnage qu’il avait déjà joué dans le biopic éponyme de Clint Eastwood.

7. Plus rigoureusement, Martin Scorsese a indiqué que son film était fait pour tous les types de moyen de diffusion, et d’abord pour celui-ci (désignant le grand écran sur lequel allait être diffusé The Irishman). C’est durant cette présentation qu’il confirma sa difficulté pour financer le film. Propos recueillis le vendredi 18 octobre au Christine Cinéma Club.

8 Le réalisateur s'explique longuement dans cette tribune du New-York Times publié le quatre Novembre dernier : https://www.nytimes.com/2019/11/04/opinion/martin-scorsese-marvel.html.

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