Polanski, non merci !
- sortiedececours
- 22 déc. 2019
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 23 déc. 2019
Faut-il boycotter J’accuse ?
Le mardi douze novembre au soir, une petite foule armée de pancartes se retrouve devant le cinéma Le Champo, dans le quartier latin. Très vite, le bâtiment historique, notamment décrit par François Truffaut comme son « quartier général » se retrouve bloqué et devient le lieu de slogans féministes. Les revendications sont claires : les militant-es souhaitent l’annulation d’une avant-première du dernier film de Roman Polanski, J’accuse. « Polanski violeur, cinémas coupables, public complice » peut-on notamment entendre dans les rangs féministes, ensuite renforcés par des étudiant-es manifestant contre la précarité.
Dans le même temps, la promotion de J’accuse est en pleine incertitude. Émissions de télévision annulées, acteur-rices s’effaçant de la sphère médiatique… rarement la sortie d’un film aussi attendu n’aura causé pareil malaise. Et pour cause, le cas Polanski était déjà sensible, il le devient d’autant plus lorsque Valentine Monnier, photographe française, témoigne pour Le Parisien le huit novembre (soit cinq petits jours avant la sortie du film), et accuse le réalisateur franco-polonais de viol et de violence. Les faits, confirmés par au moins un témoin (*1) , se seraient déroulés en 1975, et sont donc prescrits. C’est la sixième accusation de viol à l’encontre de M. Polanski (*2), mais la première par une femme française.
Les prises de position sont loin d’être unanimes. Appel au boycott pour les un-es, séparation de l’œuvre et de l’artiste pour d’autres… les affaires se suivent, les réactions se ressemblent. Pourtant, avec Roman Polanski, on touche un cas assez particulier. En effet, s’il n’est pas rare que la prescription entrave les décisions de poursuites (*3) , laissant le public seul juge, il est bon de rappeler que M. Polanski a déjà été jugé et condamné pour « rapports sexuels illégaux avec une mineure » le dix-neuf août 1977, aux États-Unis (*4) . Point d’exagération, ou de jugement hâtif dans cette affirmation, M. Polanski a été jugé, c’est tout. Ceci étant posé, et dans un souci d’honnêteté, il faut préciser que sur ces six accusations publiques de violences sexuelles, seule la première a abouti à une condamnation, car seule la première a abouti à un jugement. Cet article vise donc à faire un point sur l’affaire Polanski, mais aussi à expliquer les différents arguments en faveur d’un boycott de sa nouvelle œuvre : J’accuse.
L’affaire Polanski, ou les affaires Polanski ?
Comprendre l’affaire Polanski, c’est faire un bond de plus de quarante ans dans le passé, en 1977, plus précisément. Roman Polanski est alors un cinéaste reconnu et influent. Auteur de plusieurs grands films des années 1960 et 1970 (on pense au Bal des vampires en 1967, à Rosemary’s Baby l’année suivante, à Chinatown en 1974 ou encore au Locataire en 1976), il est une célébrité en Europe, mais également au sein des studios hollywoodiens d’où il produit nombre de ses œuvres. C’est dans ce contexte-là que M. Polanski est arrêté le onze mars 1977, et inculpé pour six chefs d’accusation, dont celui de viol. La veille, il drogue Samantha Geimer, treize ans, et la viole lors d’une soirée dans la maison de l’acteur Jack Nicholson, à Los Angeles. Le quinze avril, le cinéaste plaide non coupable, mais change rapidement de stratégie.
Passant un accord avec la justice américaine, il accepte de reconnaître une « relation sexuelle illégale avec une personne mineure ». En échange, tous les autres chefs d’accusation sont abandonnés, y compris, donc, celui de viol. Condamné à trois mois de prison pour « examens mentaux », il est finalement très vite libéré pour bonne conduite, ce qui réduit son incarcération à moins de cinquante jours. A sa sortie en 1978, il apprend que son accord avec la justice peut changer, ce qui lui fait risquer un maximum de cinquante ans de prison. Très rapidement, et sans prévenir son avocat (*5) , M. Polanski fuit le pays et rejoint le territoire Français, via Londres. Depuis, toutes les demandes d’extradition formulées par la justice américaine sont refusées, par la France d’abord, mais par de nombreux autres états également (*6). Roman Polanski possède aujourd’hui encore le statut de fugitif dans les fichiers d’Interpol. Il serait malhonnête, cependant, d’omettre un fait qui complexifie encore un peu plus les débats : Samantha Geimer a, depuis, pardonné publiquement au réalisateur exilé, et appelle régulièrement à l’abandon des poursuites.
Cependant, depuis, de nombreuses autres femmes ont dénoncé publiquement des agissements similaires. Nous n’allons pas revenir sur chaque affaire ; la dernière en date nous intéresse ici. C’est en effet cette accusation qui a relancé les éternels débats autour de M. Polanski et de son œuvre, avec, pour question centrale : doit-on boycotter le cinéma de Roman Polanski ?
Séparer l’œuvre de l’artiste ?
Au centre des discussions : la séparation de l’œuvre et de l’artiste. Faut-il, et peut-on apprécier l’art tout en condamnant l’homme ? Selon la sociologue des arts Nathalie Heinich (*7) , il existe plusieurs référentiels de valeurs (parfois contradictoires et inconciliables) qui permettent de juger une œuvre. Ici, on constate une tension entre valeurs esthétiques, et valeurs éthiques. Ces deux visions s’opposent profondément, donnant lieu à de longs dialogues de sourds, comme les quelques échanges entendus le soir de l’action féministe lors de l’avant-première au cinéma Le Champo. D’un côté, on juge un homme, de l’autre, on juge un cinéma. C’est du moins ce que prétendent celles et ceux qui en appellent à la séparation de l’homme et de l’œuvre (*8).
On ne peut cependant se contenter de mobiliser cette dichotomie presque relativiste pour comprendre les volontés de boycott qui entourent la sortie de J’accuse. Car en fait, il ne s’agit pas tant de ne pas voir le film que de ne pas cautionner le projet. Ce qui est en cause, ici, n’est pas un cinéma passé, une certaine trace dans l’histoire qu’on tenterait d’effacer, mais des agissements présents et bien concrets. En l’occurrence, il apparaît très injuste aux boycotteur-ses qu’un homme effectivement condamné et en exil puisse à ce point réaliser, être produit, récompensé, adulé, alors qu’à l’autre bout de la planète, il est recherché. Et si certain-es boycottent J’accuse, ce n’est pas dans un objectif de censure, de rejet d’une filmographie, mais dans le refus d’apporter un soutien symbolique (une entrée, principale façon de mesurer la réussite d’un film en salle, en France) et matériel (le prix du ticket) à une telle entreprise à l’ère du #MeToo et de la libération de la parole des femmes. Ce qui est mis en cause, c’est l’impunité dont semble jouir M. Polanski dans le monde du cinéma français, qui sonne à contre-courant des récentes avancées féministes en matière de lutte contre les agressions. C’est donc loin d’être un simple jugement moral apposé à une œuvre, qu’on penserait scandaleuse et qu’on voudrait supprimer, c’est un acte politique. De ce caractère politique découle nécessairement la volonté d’être suivi-e : les féministes ne peuvent se contenter d’une action individuelle et cantonnée aux groupes militants pour que le boycott soit efficace. Le problème va ainsi plus loin que de voir ou non un film (*9).
De plus, et pour complexifier la chose, il est aisé, avec J’accuse, de voir dans le projet un reflet de l’affaire Polanski. Loin de nous l’idée de surinterpréter le film, et les faits qu’il raconte, mais force est de constater qu’un parallèle se forme rapidement entre Dreyfus, condamné à tort, en proie à un antisémitisme féroce et vindicatif, et M. Polanski, qui a lui-même clamé à de nombreuses reprises son innocence, à une époque où certains hommes n’hésitent pas à parler de maccarthysme féministe (*10). Ce parallèle maintes et maintes fois repéré (*11) ne tient pas seulement de l’interprétation des spectateur-rices. Le réalisateur lui-même semble en partie le confirmer (*12) . Difficile, dans ces conditions, de ne pas envisager le film sous cette grille de lecture (*13)…
Le mot de la fin, nous le laissons à cette dame que nous avons rencontrée à la sortie d’une séance du film. Admiratrice du cinéma de M. Polanski, elle nous raconte tout le dégoût qu’elle ressent pour le réalisateur, et globalement pour les logiques de domination et d’agression liées à l’âge dans le monde de l’audiovisuel. Si elle n’a pas envisagé le boycott, elle comprend les revendications féministes, nous assurant que l’époque y est pour beaucoup, sans pour autant que cela ne réduise la légitimité de l’action. Un ami ne peut s’empêcher de plaisanter : «profitons du film tant que les féministes ne le bloquent pas». Et elle de rétorquer : « elles n’ont peut-être pas tort… ».
SOURCES ET PRÉCISIONS :
*1 « Une photographe française accuse Roman Polanski de l’avoir violée en 1975 », Le Monde, publié en ligne le 08/11/2019, disponible à :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/11/08/une-photographe-francaiseaccuse-roman-polanski-de-l-avoir-violee-en -1975_6018554_3224.html (nous choisissons de mettre en source l’article du Monde plutôt que celui d’origine du Parisien, ce dernier étant réservé aux abonné-es).
*2 Pour un rapide rappel des autres accusations et une description complète de l’affaire Samantha Geimer : Marine Turchi, Iris Brey, « Au fil des ans, six adolescentes ont accusé Roman Polanski de violences sexuelles », Mediapart, publié en ligne le 13/11/2019, disponible à : https://www-mediapart-fr.ezpaarse.univparis1.fr/journal/international/091119/au-fil-des-ans-six-adolescentes-ont-accuse-roman-polanski-deviolences-sexuelles
*3 Yann Bouchez, « Le toujours très difficile traitement des plaintes pour violence sexuelles », Le Monde, publié en ligne le 06/11/2019, disponible à : https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/11/06/deux-ans-apresmetoo-le-difficile-traitement-des-plaintes-pour-violences-sexuelles_6018168_3224.html
*4 Pour une chronologie détaillée, voir : Mikaëla Samuel, Valérie Sasportas, Flore Galaud, « Pour tout comprendre de l’affaire Polanski », Le Figaro, publié en ligne le 24/01/2017, disponible à : https://www.lefigaro.fr/cinema/2017/01/24/03002-20170124ARTFIG00221-pour-tout-comprendre-de-laffaire-polanski.php
*5 Douglas Dalton.
*6 « Pour les Etats-Unis, Polanski, c’est trente ans de cavale… », Le Monde, publié en ligne le 29/09/2009, disponible à https://www.lemonde.fr/cinema/article/2009/09/29/pour-les-etats-unis-polanski-c-est-trenteans-de-cavale_1246741_3476.html#ens_id=1245879
*7 « Peut-on séparer l’œuvre de la vie de l’artiste », France Culture [podcast mise en ligne le 12/12/2017], disponible à : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/peut-separer-loeuvre-dela-vie-de-lartiste-avec-nathalie-heinich Nathalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », 2017.
*8 Parfois, il est fait mention de la séparation artiste/homme, comme lors de remises de prix à des artistes vivants et condamnés. Nathalie Heinich balaie cette proposition. « L’artiste, c’est la signature » répond-elle à Libération (Eve Beauvallet, « on ne peut pas traiter des représentations comme des actes réels », Libération, publié en ligne le 01/12/2017, disponible à : https://next.liberation.fr/cinema/2017/12/01/nathalie-heinich-onne-peut-pas-traiter-des-representations-comme-des-actes-reels_1614015).
*9 On pense à cette intervention plutôt risible du journaliste du Figaro Jean-Christophe Buisson dans l’émission On Refait le Monde sur RTL : « Je suis allé le voir une deuxième fois juste pour enquiquiner les féministes ». https://twitter.com/onrefaitlemonde/status/1194853865344192513?s=20
*10 Cf. la question posée par l’essayiste Pascal Bruckner à M. Polanski : « En tant que juif pourchassé pendant la guerre, cinéaste persécuté par les staliniens en Pologne, survivrez-vous au maccarthysme néoféministe d’aujourd’hui ? ».
*11 Notamment par Fred Mercier dans Le Cercle, émission de cinéma sur Canal+ (https://twitter.com/CercleCanalplus/status/1195682176362307584?s=20), ou encore dans cet article du site CinéVerse : Raphael, « J’accuse : Pas de justice, pas de paix » CinéVerse, publié en ligne le 11/11/2019, disponible à : https://cineverse.fr/accueil/critiques/critiques-de-films/jaccuse-pas-de-justice-pas-de-paix/.
*12 Mathilde Serrell, « J’accuse de Polanski, histoire d’une réception impossible », France Culture, publié en ligne le 11/11/2019, disponible à https://www.franceculture.fr/emissions/la-theorie/la-transition-culturelle-dulundi-11-novembre-2019.
*13 Pour nuancer cette vision, précision que le cinéma de M. Polanski a toujours été marqué par la thématique de la persécution, que ce soit avant ou après 1977, comme sa vie a été marquée par l’antisémitisme (nazi comme stalinien)
Baptiste
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